Son Smartphone mugissait sur sa table de nuit, il l'avait mis en silencieux, mais le meuble amplifiait la vibration comme une caisse de résonnance et cela le réveilla. Il faisait jour, quelle heure était il ?
Ménuin attrapa le téléphone d’un geste rageur et prit la communication : c’était René Printemps, un collègue journaliste qui travaillait dans un grand quotidien belge.
« Salut, mon vieux, çà roupille ? »
« Ouais, je me suis couché tard. J’ai fait un drôle de rêve. Quelle heure il est ? »
« Çà dépend, à Montréal ou à Paris ? »
« Pourquoi ? Tu es à Montréal ? »
« Ouaip. »
« Qu’est-ce que tu fous là bas ? »
« T’es pas au courant ? Ton vieil ennemi Isar alias Etienne Morillon, le gourou qui prétend communiquer avec les extra-terrestres, eh bien il donne une conférence de presse dans trois jours, ici, à Montréal. »
« Ah oui ? »
« Il a du t’envoyer une invit’ »
« Je sais pas, » répondit Ménuin, « j’ai pas regardé mon courrier.
« Aucune idée, en tous cas, il affirme qu'il va faire une révélation extraordinaire et qu’il en apporterait les preuves. D'après lui, il s'agit de quelque chose qui va bouleverser l'humanité. »
« Ouais, comme d'hab' répondit Ménuin, « j'ai pas trop envie de me faire chier à aller à Montréal écouter les conneries de Morillon, en plus, le CA de ma chaîne va faire la gueule si je me paie un billet d'avion pour le Canada à ses frais. »
« Pas besoin, en principe il t'a envoyé un billet de première classe sur un appareil de la Fly Emirates, regarde ton courrier. »
Ménuin se leva et se mit à chercher dans des enveloppes étalées par terre ; tout le courrier qu'il avait reçu en une semaine et qu'il n'avait toujours pas ouvert. Une enveloppe se distinguait des autres par le timbre à feuille d'érable rouge, ce devait être çà.
Il l'ouvrit et en sortit une lettre à en-tête de l'
Isar, de son vrai nom Etienne Morillon, était le gourou de la secte des Isariens, qu'il préférait appeler . De nationalité française, il prétendait avoir rencontré des extra-terrestres une trentaine d’années auparavant, et que ceux-ci l’avaient emmené sur leur planète. Il y aurait découvert des êtres merveilleux, harmonieux et pacifiques qui lui enseignèrent une philosophie fondée sur le plaisir, l'amour, la connaissance et la conscience.
La doctrine d'Isar était inspirée de la Théorie des Anciens Astronautes, aussi appelée Néo-
« Isar » était le nom que les extra-terrestres lui auraient donné, et qui signifierait : « Intendant », le jour où ils l’avaient chargé de révéler les véritables origines de l’humanité : des scientifiques d'une autre planète qui seraient venus sur terre il y a très, très longtemps, pour y créer nos ancêtres à leur propre image en laboratoire.
Au cours des âges, les extra-terrestres se seraient manifestés à certains hommes comme Moïse, Jésus, Mohammed ou Bouddha, et les auraient chargés de transmettre leur message avec des mots et des concepts adaptés au degré d’évolution de l’époque. En raison de leur technologie avancée d’au moins vingt-mille ans, ils auraient été considérés comme des dieux par nos ancêtres primitifs. Ces « dieux » eux-mêmes auraient été créés de façon identique, formant ainsi une chaine infinie dans le temps et dans l'espace.
Isar soutenait que ces extraterrestres lui avaient prédit la destruction de l'humanité par un conflit mondial, et que certains élus, qui auraient contribué au progrès de l'humanité, seraient sauvés. Ils recevraient ainsi les connaissances nécessaires pour atteindre l'âge d'or, durant lequel la science serait au service de l'homme. C’était là l’interprétation isarienne du Jugement Dernier et de la Résurrection.
Sa secte finançait des recherches sur le clonage humain, dans le but d’atteindre l'immortalité. À terme, il serait possible de réaliser une copie génétiquement identique d'un autre être humain, puis d’accélérer la maturation du clone, le faisant passer du stade de nouveau né à celui d’adulte en quelques jours, voire quelques heures, afin de transférer la mémoire et la personnalité de l'individu original dans le clone. Justement, lors de son séjour sur le monde des extra-terrestres, Morillon avait pu rencontrer Moïse, Jésus, Mohammed et Bouddha, qui avaient été maintenus en vie grâce à ce procédé.
Le modèle de société que préconisait Morillon était basé sur ce qu’il appelait une « démocratie sélective », d’après lui, c’était le système politique en vigueur sur la planète des « dieux ». Dans une telle société, seules les personnes dotées d'un quotient intellectuel élevé pourraient occuper des fonctions dirigeantes, il faudrait un coefficient supérieur de 50% à la moyenne pour être éligible à la fonction publique, et de 10 % pour être simple électeur.
Isar proposait de réaliser le paradis sur terre grâce à la technologie, en libérant les hommes du travail, le prolétariat et toute forme de main d’œuvre humaine seraient remplacés par les robots et les ordinateurs.
Il prônait aussi la libération sexuelle pour éveiller la sensualité, et être plus réceptif au message des extra-terrestres qu‘il transmettait dans ses livres (dont son plus célèbre : « La Vérité Absolue »). Il était le premier à bénéficier de cette libération sexuelle en exerçant une sorte de droit de cuissage sur ses plus séduisantes disciples. D’ailleurs, celles-ci se sentaient honorées de partager la couche de l’Intendant.
L’adhésion à son mouvement impliquait une vénération sans borne de sa personne, en effet, étant l’interlocuteur privilégié des extra-terrestres, leur Élu, leur Intendant, une sorte de Messie, il avait droit à de nombreux égards et privilèges. Il s’était attribué le titre de « Maître des Maîtres », et c’était ainsi qu’il fallait s’adresser à lui.
Un ou deux mois auparavant, il avait appris, par révélation télépathique, qu’il était lui-même le fils d’un extra-terrestre. Ce dernier aurait, autrefois, fécondé sa maman sans qu’elle s’en rende compte (la maman en question, qui n’était, jusque là, pas au courant, n’avait jamais contredit son fils). Il brodait ainsi son histoire au fil des ans, et plus le temps passait, plus il ajoutait de détails farfelus et invraisemblables.
Ses conférences étaient de véritables spectacles, avec une mise en scène délirante digne d’une convention de Science-Fiction ; le rideau s’ouvrait sur la reproduction « grandeur nature » d’une soucoupe volante en aluminium et en carton-pâte, telle qu’il les décrivait dans ses livres, et il en descendait vêtu d’une combinaison d’astronaute blanche avec l'étoile de David insérée dans un triangle brodée sur la poitrine.
Morillon avait une soixantaine d’années, mais il paraissait plus jeune. Il était grand, maigre, avec de longs cheveux noirs attachés en catogan derrière la nuque et un collier de barbe finement taillé. Il était toujours radieux et souriant, son arrivée était accueillie par des applaudissements et des acclamations dignes d'une Rock-star. Il était très difficile de prendre un tel personnage au sérieux, pourtant, il y avait un tas de monde qui croyait en lui.
Comme Morillon, alias Isar, avait réuni autour de lui des milliers d'adeptes à travers le monde, son mouvement était devenu influent dans certains milieux, notamment celui des affaires. Pour un homme d’affaires, peu importe qu’un individu comme lui soit un charlatan, du moment qu’il rapporte de l’argent.
Morillon avait enregistré son mouvement sous le titre d’Église pour une question fiscale. Il était devenu extrêmement riche, ce qui lui suscita des ennemis, dont Grégoire Ménuin, à qui il devait plusieurs assignations en justice pour fraude fiscale, pratique illégale de la médecine, et pédophilie. Il s’était réfugié au Québec où aucune charge ne pesait contre lui.
Selon l’Histoire officielle de l’Église, Isar n'avait rencontré les extra-terrestres qu'à deux reprises et ne les avait jamais revus depuis, mais comme il restait en contact télépathique avec eux, ils continuaient à lui envoyer des révélations.
Par ce moyen, Isar avait reçu l’ordre de leur construire une ambassade interstellaire car ils allaient bientôt arriver pour se révéler à l’humanité, et il fallait un endroit et des structures adéquats pour les accueillir dignement. Morillon en avait dessiné les plans lui-même, d’après les indications de ses amis aliens.
Initialement, il était prévu de bâtir cette ambassade en Israël, où les extra-terrestres s’étaient beaucoup manifestés dans les temps bibliques, mais le gouvernement israélien n’avait pas accueilli pas l’idée avec l’enthousiasme escompté.
Qu’à cela ne tienne ; Morillon avait expliqué la situation aux extra-terrestres, et ceux-ci s'étaient montrés très arrangeants ; ils lui avaient donné la permission de construire l’ambassade interstellaire là où il habitait : au Québec. Dans le nord de la province, il acheta, à bon prix, un immense terrain de nature sauvage dont il fit déboiser de nombreux hectares et entreprit la construction de ce qui ressemblerait à un aéroport, avec des bâtiments aux lignes futuristes et une piste d’atterrissage pour les soucoupes volantes.
Morillon était un homme intelligent doté d’une imagination fertile, et il avait manifestement trouvé le moyen de s’enrichir grâce à la naïveté humaine. Seulement, avait il prévu l’éventualité que de véritables extra-terrestres s’intéressent à lui et à sa secte ?