Fafnir était le dernier-né d’une portée de chiots, il était le plus petit et le plus chétif, mais il devint rapidement le plus grand et le plus fort. Alors que les autres tétaient encore leur mère il ressentit le besoin de nourriture solide ; il dévora d’abord ses frères les uns après les autres, puis quand il n’eut plus de frères, il dévora sa mère.
Après avoir mangé ses frères et sa mère, il dévora les maîtres de la maison, puis il dévora les animaux domestiques. À mesure qu’il mangeait, il devenait de plus en plus grand et de plus en plus fort, et son appétit croissait en proportion de sa taille. Finalement, il avait tellement grandi qu’il ne tenait plus dans la maison, alors il sortit pour chercher de la nourriture.
Fafnir dévora tous les êtres vivants qui croisaient sa route, ce qui le fit grandir au point que sa tête atteignait le ciel. Son museau se trouvait sur l’orbite de la lune, quand elle fut à sa portée, il la dévora d’un seul coup de mâchoire. Comme il la trouva bonne, il remua la queue de satisfaction, chassant les étoiles du firmament comme de la poussière.
À un moment, il eut soif, il se désaltéra en lapant l’eau de l’Abîme qu’il vida en quelques coups de langue. Puis il eut besoin d’uriner, il leva la patte et se soulagea sur le soleil qui s’éteignit en crépitant.
Il eut besoin de déféquer, il s’accroupit et sortit des étrons qu’il projeta loin derrière lui avec ses pattes arrières. Fafnir dispersa ses étrons sur toute la terre, et leur pestilence empoisonna le sol et l’air.
Il n’y avait plus un seul être vivant, Fafnir les avait tous mangés.
Il n’y avait plus de lune dans le ciel nocturne, Fafnir l’avait dévorée.
Les ténèbres régnaient, Fafnir avait éteint le soleil en urinant dessus.
Il n’y avait plus d’étoiles au firmament, Fafnir les avait dispersées en remuant la queue.
Il n’y avait plus d’eau dans l’Abîme, Fafnir l’avait engloutie.
La terre était stérile et l’air empoisonné à cause de la pestilence des étrons de Fafnir.
Alors Fafnir eut sommeil, il tourna plusieurs fois sur lui-même, faisant trembler le sol à des milliers de lieues alentours, au point que les collines et les montagnes s‘effondrèrent, il se coucha et s’endormit.
Il dormit mille ans, puis il grogna. Il dormit encore mille ans puis il agita ses pattes. Il dormit mille ans encore puis il poussa une plainte.
Fafnir dormit mille ans, et mille ans encore, et encore mille ans des milliers de fois, tantôt grognant, tantôt agitant les pattes, tantôt poussant des plaintes dans son sommeil, et durant tous ces millénaires, la vie renaquit sur la terre.
L’air et le sol s’assainirent, des êtres vivants recommencèrent à s’ébattre, l’Abîme se remplit à nouveau et les rivières se remirent à couler et les océans à se remplir. Une nouvelle lune était apparue dans le ciel nocturne, les étoiles avaient repris leurs places dans le firmament et le soleil se ralluma.
Pour la première fois depuis très, très longtemps, le jour se leva, la lumière avança, elle atteignit la tête de Fafnir, s’immisça entre ses paupières et le réveilla. Il se redressa et se gratta l’oreille avec sa patte arrière, faisant trembler le sol et la voute céleste, puis il se leva d’un bond et se mit à japper en tirant la langue ; il avait faim.